Histoire de Teplitz-Schönau
BREVE HISTOIRE DE TEPLITZ-SCHÖNAU
1 – Teplitz-Schönau dans l’entre-deux-guerres
Teplitz-Schönau, aujourd’hui Teplice, petite ville de Bohème du Nord, fut autrefois l’une des villes importantes de la région germanophone des Sudètes, appartenant entre les deux guerres à la Tchécoslovaquie.
Il serait difficile d’imaginer, pour qui visite aujourd’hui la petite ville de Teplice, atteinte peu après la frontière tchèque sur la route de Dresde à Prague, ce que fut Teplitz-Schönau.
Avec ses îlots de froids immeubles en béton hérités des démocraties populaires, juxtaposés sans ordre aux ruelles de vieilles maisons d’avant guerre, agrémentés de quelques édifices tout vitrés de l’ère post-communiste, Teplice (53 000 habitants) ne figure même pas, aujourd’hui, dans la plupart des guides touristiques sur la Bohème.
Teplitz fut pourtant, jusqu’à la seconde guerre mondiale, une cité de grand rayonnement, tant par ses établissements thermaux que par sa vie culturelle.
Elle avait été, au cours du dix-huitième siècle, un centre important et cosmopolite de rencontre pour l’aristocratie du centre de l’Europe. Le tsar Pierre le Grand vint y prendre les eaux en 1712, et pendant la guerre de sept ans (1756-1763) la ville devint même une sorte de territoire neutre où pouvaient se rencontrer les belligérants. Cependant Teplitz connut son véritable âge d’or au XIXème siècle.
Frédéric-Guillaume III de Prusse avait coutume de s’y rendre. Les dirigeants coalisés contre Napoléon s’y rencontrèrent en 1813 pour fonder la Sainte Alliance. Mais surtout la bourgeoisie et, de plus en plus, les élites culturelles européennes y prirent leurs habitudes. Beethoven y fit la rencontre de Goethe en 1812 ; Chopin, Liszt, Ibsen, parmi bien d’autres, y séjournèrent. Wagner y composa « Tannhaüser ». A la fin du siècle, alors que l’industrie prenait son essor, lié en partie à l’exploitation des mines de lignite en direction de Brüx[1], la ville, prospère, se couvrit d’édifices monumentaux.
Au vieux palais des Clary s’ajoutèrent une grande église évangélique (1862) et une autre catholique (1877), un beau théâtre (1874), des hôpitaux entourés de parcs de promenade.
En 1882, l’importante communauté juive de la ville, forte alors de près de 2000 personnes, put inaugurer une grande synagogue, l’une des plus vastes d’Europe centrale, coiffée d’une splendide coupole [2]. En 1895, Teplitz fusionna avec le très proche petit bourg de Schönau.
La première guerre mondiale eut des conséquences énormes pour la ville. Si les activités industrielles continuèrent à s’y développer, les activités thermales reçurent un coup d’arrêt. La vieille Europe des Empires, qui avait fait Teplitz, n’était plus et, même la paix revenue, la station thermale ne retrouva pas un rayonnement comparable. Infortune supplémentaire, en 1919 le théâtre municipal fut totalement détruit par un incendie. Cependant la ville, à présent tchécoslovaque, resta un point de rencontre culturel singulier. Le Teplitz-Schönau de l’entre-deux guerres eut une importance toute particulière en Europe Centrale et son sort, au début de l’automne 1938, préfigura celui de l’Europe.
Le visage du Teplitz-Schönau des années trente était celui d’une agréable ville de province, ayant su préserver les atouts essentiels de son prestige du temps des Habsbourg. La cité, nichée dans un vallon entre les monts métallifères – Erzgebirge – et les collines du Mittel Gebirge, était entourée de parcs d’agrément : le parc de la Königshöhe au sud – avec son panorama sur la ville, ses restaurants et son monument à Frédéric-Guillaume -, celui de la Stefanshöhe au sud-est, le parc de Turn au nord-est et surtout, au sud-ouest, le magnifique parc du château des princes Clary, le Schloβgarten, arrangé en jardin à la française. Teplitz était desservie par le chemin de fer, avec une gare de belle architecture, le Aussiger Bahnhof, au nord de la cité, sur la ligne Kommotau-Aussig ouverte depuis 1858. Dans l’entre-deux guerres, la plupart des déplacements se faisaient encore en train.
La vie de la station thermale se concentrait autour du Kur Garten, agréable jardin aménagé sur une aire triangulaire d’environ 250 mètres de côté, parsemé de bancs et de kiosques parmi les bosquets. La plupart des établissements thermaux étaient situés à la lisière sud du Kur Garten, au pied de la colline abrupte de la Königshöhe.
Les curistes se promenaient dans le jardin, buvaient les eaux sous sa colonnade, écoutaient les concerts qui y étaient donnés chaque jour, s’installaient à la terrasse du nouveau théâtre municipal, reconstruit et rouvert dès 1924 au nord du Kur Garten. Une souscription publique avait financé une bonne part des travaux. Ce Neues Stadttheater était la fierté des Teplitzois, le plus vaste et le plus moderne édifice de ce type dans toute la Tchécoslovaquie, avec plus de 1600 places pour le théâtre et en outre un cinéma, de beaux foyers et un café qui pouvait accueillir près de 600 clients lorsque le temps permettait de servir non seulement dans les vastes salles intérieures mais aussi sur les deux terrasses ouvertes sur le parc.
Ce Nouveau Théâtre Municipal fut concédé à 6 directeurs successifs. Ouvert par Franz Höllering (1924-26), il passa ensuite aux mains de Karl Ettinger (1926-29), puis de Fritz Kennemann (1929-1933). Ensuite le théâtre traversa deux années de crise, liée essentiellement à l’accession au pouvoir des nazis dans l’Allemagne voisine (car le consulat allemand dans les Sudètes, à Reichenberg, contribuait au financement de ce fleuron germanophone). Trois directions se succédèrent de 1933 à 1935 (Gerhard Scherler, puis une coopérative autogestionnaire, puis Carl Richter et son fils Alexander) avant que la direction n’échoie à Curth Hurrle, qui la conserva jusqu’en 1940.
Le centre commerçant se trouvait au nord-ouest du Kur Garten, autour du Marktplatz, principale place, ornée d’une statue de Mozart (ayant remplacé celle de Josef II), où se situait l’Hotel de Ville. La plupart des juifs de Teplitz habitaient au sud de ce quartier, aux abords de la vieille Langegasse, menant de ce Marktplatz au Schlossplatz, devant le château des princes Clary.
Si Teplitz-Schönau était une ville aisée qui pouvait s’offrir de si remarquables équipements au regard de ses 30 000 habitants des années vingt, elle ne le devait pas seulement aux revenus des cures, loin s’en faut. Bien sûr, les quelque 7500 visiteurs annuels des bains représentaient une manne pour la municipalité comme pour les hôtels et commerces locaux. Mais les activités commerciales et artisanales attiraient aussi la clientèle des nombreux petits bourgs environnants et l’industrie, dans les faubourgs, avait atteint un haut niveau dans différentes branches : verreries, céramiques, tissages, et surtout industries chimiques liées à l’exploitation des mines de lignite voisines.
La communauté juive, la seconde de Bohème après celle de Prague, forte alors d’environ 5000 personnes [3], prenait une part non négligeable à cette vie économique. La précision des statistiques locales concernant les confessions permet d’ailleurs de déterminer cette part assez précisément : sur les 231 plus grandes entreprises de Teplitz-Schönau, 89 appartenaient à des citoyens se déclarant de religion israélite [4]. Les citoyens juifs prenaient aussi et peut-être surtout une part très active à la vie culturelle et politique. Beaucoup concourraient – nous y reviendrons – à la vie du théâtre, à celle de la presse locale, aux activités associatives et quelques-uns siégeaient au conseil municipal.
Cette communauté était présidée durant tout l’entre deux guerres par l’avocat Ernst Cantor et dirigée par un Erster Tempelvorsteher, charge occupée de 1914 au début des années trente par Ferdinand Löwy (dont le beau-père, Moritz Taussig, avait déjà occupé cette charge en 1896). Ferdinand Löwy avait été, au début du siècle, conseiller municipal, membre du parti national-démocrate (germanophone). Non sioniste et partisan de l’assimilation, il était à l’image de la communauté teplitzoise d’alors, où le mouvement sioniste resta peu représenté jusqu’aux années vingt. Son successeur fut Carl Freund. Cependant, le personnage le plus influent dans la communauté à cette époque fut certainement le rabbin Friedrich Weiβ. Ce dernier était acquis à la cause sioniste et celle-ci gagna du terrain à Teplitz dans l’entre deux guerres, avant même la montée de l’antisémitisme avivé par les effets de la crise économique et par la propagande nazie.
Les progrès des thèses sionistes parmi les juifs de Teplitz-Schönau peuvent être mesurés, empiriquement, dans les recensements. En effet, lors de ceux-ci, les citoyens tchécoslovaques étaient invités à indiquer, d’une part leur religion, d’autre part leur nationalité. Pour la région de Teplitz (110 000 habitants), en 1921, 13.1% seulement des personnes se déclarant de religion israélite se déclaraient aussi de nationalité juive. Cette proportion atteignit 33.4% en 1930 (30.6% pour la seule commune de Teplitz). En l’absence de recensement ultérieur, nous ne pouvons connaître précisément l’évolution de ce taux au cours des années trente mais il est vraisemblable qu’il se soit encore un peu accru.
La communauté juive de Teplitz était d’obédience libérale (contrairement à la communauté voisine de Soborten, orthodoxe). Le culte à la grande synagogue se déroulait en grande partie en allemand [5].
Le Teplitz d’avant guerre était le siège d’une intense activité culturelle. Cercles littéraires, sociétés savantes, associations germano-tchèques, voire clubs sportifs et tournois d’échec assuraient un lien social au-delà des appartenances religieuses ou des nationalités. Si les germanophones étaient très majoritaires (environ 82% des Teplitzois), la minorité tchèque, constituée à la fois d’ouvriers et techniciens de l’industrie, de policiers et de cadres administratifs, participait à la vie de la cité. Les rapports intercommunautaires locaux n’avaient pas connus, au moment de l’indépendance, les vives tensions pragoises de 1919-1920 et restèrent en général remarquablement bons jusqu’à la crise de 29, dont les conséquences à Teplitz ne commencèrent à se faire sentir qu’après 1930. La municipalité entretenait d’excellents rapports avec le gouvernement de Prague et la langue tchèque trouvait une place, quoique modeste, y compris au théâtre où des créneaux lui furent toujours réservés.
Tout au long de ces années, de 1924 à 1938, les échanges tant culturels que politiques eurent un lieu privilégié à Teplitz : le Café du théâtre. Toutes sortes d’intellectuels et d’acteurs de la vie publique nationale ou locale pouvaient y lier connaissance, s’y rencontrer, y nouer des amitiés qui se poursuivaient dans des cercles locaux ou nationaux, voire au domicile des uns ou des autres. Ceci était particulièrement vrai concernant la communauté juive de Bohème, pour laquelle le Café du Stadttheater jouait un rôle majeur, comme le souligne Chaïm Frank, l’un des meilleurs connaisseurs du sujet (dans le chapitre 7 de son ouvrage « Juden in der ehmaligen Tchechoslowakei ») :
« Ce n’est pas seulement à Prague, mais aussi dans d’autres villes de la Bohème et de la Moravie que se manifesta l’appétit pour l’art et la culture, où les juifs prirent une place éminente (…). Au premier rang, la ville de Teplitz-Schönau occupe ici une place singulière (…). La ville thermale comptait 35 000 habitants au début du siècle, dont 5000 juifs. Le Café du théâtre à Teplitz devint lieu de rencontre pour beaucoup de bourgeois aisés autrichiens et tchèques et s’affirma également par la suite comme le centre de gravité de la société juive de la Bohème du Nord, et pas seulement pendant les mois d’été. »
Le Café du Stadttheater accueillait, à l’époque, toutes sortes d’artistes, musiciens et acteurs invités ou encore d’auteurs dont les œuvres étaient représentées, particulièrement lors des créations. Mais il était aussi régulièrement fréquenté par l’intelligentsia praguoise et, à partir de janvier 1933, il devint en outre et surtout le point de rencontre des nombreux exilés Allemands qui fuyaient la persécution raciale ou politique. L’agrément de la cité, les orientations de sa municipalité, l’ambiance humaniste du théâtre étaient autant d’éléments attractifs pour ces réfugiés. C’est là que se tissèrent les liens qui engendrèrent des décennies de correspondances nostalgiques après que le nazisme et la guerre aient dispersé aux quatre coins du monde cette société où se côtoyaient juifs et non-juifs anti-nazis. Là, par exemple, que le directeur Fritz Kennemann et sa compagne Liselott Reger firent la connaissance de Karl Kern, l’un des principaux animateurs du mouvement social-démocrate en Bohème, jeune intellectuel qui jusqu’en 1938, de Prague à Reichenberg et de Pilsen à Troppau, s’efforça de ranimer dans les Sudètes la flamme de la résistance aux Henleinleute du SdP, le Parti allemand des Sudètes, lié aux hitlériens, fondé en 1933.
Parmi les nombreux juifs chassés d’Allemagne qui se réfugièrent en République Tchécoslovaque, Teplitz accueillit logiquement de nombreux acteurs, metteurs en scène ou musiciens qui trouvèrent à s’employer dans son grand théâtre germanophone. Ainsi Paul Walter Jacob, chassé de Essen, Herbert Weiskopf venu de Rüdolstadt, Otto Marx fuyant Munich, ou encore Paul Lewitt, Jack Mylong-Munz, Anni Lehmann ou d’autres artistes juifs moins célèbres comme Hilde Raave, Kurt Münzer, Alfred Kühne, Hans Ritter, Viktor Saxl (arrivé dès 1931), Paul Demel, Grete Baeck, Ernst Wagner, Walter Janowitz, Ernst Wurmser …
On a peine à concevoir, aujourd’hui, l’intensité de la vie culturelle dans une petite ville comme Teplitz-Schönau. Ainsi, les Teplitzois avaient-ils, dans les années trente, le choix entre une dizaine – une dizaine ! – de journaux d’information générale paraissant de une à trois fois par semaine, soit purement locaux, soit de diffusion plus large mais incluant des pages locales. Et tous ces journaux avaient leur rubrique culturelle : « Kunst und Wissenschaft », Theater und Kunst », « Bühne und Kunst », etc.…. En outre, plusieurs journaux pragois, dont certains diffusés à Teplitz, avaient leur correspondant sur place.
Parmi les journaux locaux, le principal était sans conteste le Teplitz-Schönauer Anzeiger dirigé par Friedrich Weigend. Les autres journaux locaux, comme Teplitzer Tagblatt, Teplitzer Zeitung, Teplitzer Nachrichten… ne tiraient qu’à quelques milliers d’exemplaires. A partir de 1931 parut aussi un journal du soir, Der Abend, assez lu, dont le rédacteur en chef était Wendelin Hanke.
Certains journaux diffusant dans toutes les Sudètes, ou même sur toute la Bohème, avaient des pages locales. C’était le cas de la Sudetendeutsche Tageszeitung ou de la Deutsche Zeitung Bohemia. Parmi ces journaux à diffusion plus large, certains se rattachaient à des partis politiques. Le plus diffusé à Teplitz était Freiheit, journal du parti social-démocrate où Ernst Thöner traitait du théâtre. Volkspost était le journal du Deutschen christlichsozialen Volkspartei (chrétiens-sociaux), Der Tag celui du parti National-Socialiste, dont le tirage, d’abord confidentiel, augmenta dans les années trente.
Enfin les grands journaux de la capitale avaient des correspondants à Teplitz. Le Prager Tagblatt était sans conteste le principal journal germanophone de Tchécoslovaquie et même le principal journal de la République. Avec des collaborateurs tels qu’Egon Erwin Kisch ou Max Brod, il apportait une contribution incomparable à la vie culturelle et diffusait sur toute la Bohème et au-delà. D’autres journaux praguois avaient aussi leur correspondant à Teplitz: Prager Montagsblatt, Prager Abendblatt ou Neuer Morgen dirigé par Karl Strauss. Pour ces deux derniers titres, c’était Moritz Löwy, fils aîné de Ferdinand Löwy, qui assurait la correspondance culturelle concernant l’opéra, l’opérette et le théâtre à Teplitz.
2 – Teplitz, du parti socialiste au parti nazi
Du point de vue politique, la Tchécoslovaquie fondée par Tomas Garrigue Masaryk était un état fortement enraciné dans la démocratie, au point d’ailleurs qu’elle fut à la fin des années trente la dernière démocratie en Europe centrale. Mais le système démocratique tchèque n’avait rien de la laïcité républicaine française. Il tenait compte de la mosaïque de peuples, de religions, de langues réunis dans le pays : tchèques, slovaques, allemands, hongrois, polonais, juifs orthodoxes de Ruthénie ou juifs « assimilés » de Bohème… L’appartenance « nationale » des habitants était déterminée par eux-mêmes, lors de leur déclaration au recensement général de la population et cette appartenance induisait le vote pour un parti de la communauté choisie. Ainsi, si lors du recensement de 1930, 2,4% de la population s’est déclarée de confession juive, 1,3% seulement (surtout les juifs slovaques et ruthènes) optaient pour cette « nationalité », représentée à l’assemblée nationale par deux députés, tandis que la grande majorité des juifs de Bohème, en particulier, se déclaraient soit Allemands, soit Tchèques et participaient aux élections à ce titre. Les partis politiques étaient eux-mêmes multiples et, en dépit de quelques tentatives de partis transcommunautaires, la plupart étaient propres à une « nationalité » particulière. Il y avait ainsi des partis conservateurs tchèques et d’autres slovaques ou allemands, de même pour les partis progressistes, etc…
Ces partis naquirent avec la république. Et Teplitz-Schönau joua un rôle particulier puisque le congrès fondateur du Parti Social-démocrate (DSAP), dirigé par Josef Seliger, se tint à Teplitz-Schönau en 1919. Le parti était initialement unifié mais, peu après la mort de Seliger à Teplitz l’année suivante, une branche tchèque s’en détacha. Le nouveau leader du DSAP germanophone, Ludwig Czech [6] transféra le siège du parti de Teplitz à Prague. La ville resta, avec Brünn et Troppau, l’un des points forts de la social-démocratie en Tchécoslovaquie. Les élections de 1920 furent un triomphe pour le DSAP qui remporta une majorité absolue à Teplitz-Schönau et 44% des voix parmi tous les Tchécoslovaques germanophones. Il ne retrouva jamais de pareils scores par la suite, le Parti Communiste Tchécoslovaque s’en détachant en 1921 (comme ailleurs en Europe) pour rejoindre la 3ème Internationale avec une bonne partie des militants ouvriers.
Le conseil municipal de Teplitz resta, jusqu’en 1938, orienté au centre gauche. Le Docteur Ernst Walther [7], qui fit construire le nouveau théâtre à partir de 1921 et l’inaugura deux ans et demi plus tard, resta maire de la ville jusqu’en 1934. Son successeur Josef Russy [8] (social-démocrate) continua jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’en mai 1938, à soutenir résolument l’appartenance des Sudètes à la République Tchécoslovaque, en un temps où les nationaux-socialistes du Sudetendeutsche Partei de Konrad Henlein étaient déjà devenus largement majoritaires sur l’ensemble des suffrages allemands des Sudètes.
Le 19 mai 1935, les élections générales en Tchécoslovaquie bouleversèrent en effet la géographie politique traditionnelle. Le Parti des Allemands des Sudètes (SdP) obtint 66% des voix dans les Sudètes, au point d’arriver en tête des (nombreux) partis politiques au plan national, avec plus de 15% des suffrages. Si les démocrates résistèrent mieux à Teplitz, les tensions n’en devinrent pas moins très vives. En septembre, la municipalité nomma un nouveau directeur au théâtre : Curth Hurrle, précédemment directeur du Théâtre de Brux. Curth Hurrle, de nationalité allemande, était un « habile jongleur » (selon les mots de Fritz Kennemann). Il sut, contrairement à son prédécesseur, entretenir de bons rapports avec le consulat allemand passé aux mains des nazis, tout en continuant d’engager dans sa troupe nombre d’acteurs juifs réfugiés d’Allemagne.
Au mois d’octobre 1937, le SdP tint meeting à Teplitz-Schönau. En l’absence de Konrad Henlein, en déplacement à l’étranger, ce fut son bras droit Karl Hermann Frank, dont l’influence ne cessait de grandir au sein du parti, qui organisa le rassemblement. Au cours des incidents violents qui éclatèrent lors de la manifestation, Frank fut molesté par la police tchèque de Teplitz. Or, Frank était celui qui, au SdP, défendait l’orientation favorable au rattachement des Sudètes au Reich, alors que Henlein restait encore partisan d’une large autonomie vis-à-vis de Prague, voire d’une indépendance. Les incidents de Teplitz entraînèrent une violente réaction de Berlin : Goebbels en fit une exploitation intense dans sa propagande annexionniste. La position de Karl Hermann Frank au sein du SdP en fut considérablement renforcée et Henlein dut s’incliner quelques mois plus tard et réclamer à son tour le rattachement pur et simple au IIIème Reich.
Une année s’écoula à Teplitz entre les incidents d’octobre 37 et la conférence de Munich (29 sept.-1er Oct.1938), où les gouvernements de la France et de l’Angleterre, trahissant leurs engagements envers Prague, donnèrent leur aval à l’invasion nazie. Cette année vit les tensions s’accroître progressivement, jusqu’au paroxysme de l’été 1938. Les menées de plus en plus violentes de groupes nationaux-socialistes, qui recrutaient surtout des jeunes fanatisés, visèrent de plus en plus la communauté juive de la ville.
Le rabbin Weiβ (qui demeura à Teplitz jusqu’en septembre 1938 et y retourna encore pour deux jours début octobre), a témoigné du basculement décisif du printemps 1938, où l’idéologie nazie s’imposa peu à peu parmi les élites de la cité (cliquer pour lire son témoignage). Il a relaté, notamment, une séance de l’Office local pour l’assistance à la jeunesse (Bezirksjugenfürsorge), organisme présidé par le prince Clary, regroupant tous les notables teplitzois, où il siégeait pour la communauté juive. Une réunion extraordinaire de cet organisme ayant été convoqué début mai, le rabbin Weiβ réalisa tout d’abord qu’une partie des membres habituels étaient absents, notamment le représentant de l’église catholique. La séance se déroula comme de coutume jusqu’au moment où quelqu’un pris la parole, sans l’avoir demandé, et se livra à une violente diatribe en faveur du Troisième Reich, exigeant un changement immédiat de la direction de l’Office pour qu’y soient appliquées les règles national-socialistes en vigueur en Allemagne et la démission immédiate des membres non nationaux-socialistes. Une partie des membres présents, médecins, professeurs ou fonctionnaires approuvèrent alors à haute voix ces paroles. Personne ne réagissant, le maire Russy quitta la salle après avoir déclaré que dans ces conditions il n’avait plus rien à faire là. Le prince Clary, dont chacun attendait une mise au point, se tut en baissant la tête. Friedrich Weiβ prit alors brièvement la parole pour souligner le bon travail accompli jusqu’ici par l’Office et annoncer qu’après la protestation du maire, il ne pouvait que partir à son tour. Ce qu’il fit [9].
Les élections municipales de la fin mai 1938 donnèrent pour la première fois une majorité de voix et de sièges au SdP de Henlein à Teplitz-Schönau (29 sièges sur 42). Le nouveau maire, Franz Czermak [10] prit aussitôt fait et cause pour le rattachement au Reich allemand
La Wehrmacht fit une entrée triomphale à Teplitz-Schönau au lendemain des accords de Munich. Les cadres administratifs du Reich s’installèrent, alors que l’administration et la police tchèques s’étaient retirés sur Prague ainsi que les opposants politiques, les réfugiés allemands et la grande majorité des juifs de la ville, à part les plus âgés ne pouvant ou ne voulant partir, à peine 300 qui furent l’objet de pogroms répétés, début octobre 1938 puis à la mi-mars 1939, quand la synagogue fut incendiée avant d’être démolie par décision de Franz Czermak et de la municipalité. Teplitz-Schönau devint une ville du Grand Reich allemand et le resta jusqu’au 8 mai 1945. Franz Czermak se mettait en quatre pour recevoir les dignitaires du Reich et il lui arriva même de faire publier par sa mairie des ouvrages richement illustrés pour glorifier ces riches heures, comme dans « Befreite Heimat – Bad Teplitz-Schönau im Kampf und Jubel grosser Tage«
Après avoir pavoisés, les principaux cadres locaux du SdP se trouvèrent assez vite écartés au profit de leurs « frères » nazis du Altreich, comme ont disait alors pour l’Allemagne dans ses frontières d’avant 1938. Et même Konrad Henlein, quoique nommé bientôt Gauleiter des Sudètes, perdit vite toute influence personnelle. Teplitz devint un lieu de parade pour les chefs nazis en villégiature : Rudolf Hess, Baldur von Schirach, le Feldmarschall Mackensen, entre autres, y parurent.
Après guerre, à Teplitz comme ailleurs, les germanophones des Sudètes payèrent cher le soutien de la majorité d’entre eux au SdP. En application des Décrets Benés, ratifiés par le parlement de Prague le 5 mars 1946, tous les germanophones des Sudètes furent expulsés de Tchécoslovaquie et virent leurs biens confisqués. Cela toucha environ 2.6 millions de personnes. Et cela s’appliqua sans distinction, aussi bien à d’anciens militants ou sympathisants nazi qu’à d’anciens opposants ou même résistants, dont d’anciens déportés par le Reich. Ce fut le cas aussi à Teplitz où, notamment, Ernst Thöner, ancien dirigeant des jeunesses socialistes et chroniqueur pour le théâtre dans le journal du parti social-démocrate Freiheit jusqu’en 1938, se donna la mort pour ne pas vivre pareille injustice (voir aussi le témoignage de Karl Kern). Seules les quelques personnes de la région qui avaient pu rejoindre Londres et s’étaient engagés dans l’armée tchèque libre furent épargnées (mais la plupart rejoignirent Prague). Dès la fin 1947, la quasi totalité des germanophones de Teplitz avaient été expulsés en Allemagne. Ils furent remplacés par une population slavophone venue en grande partie des régions sinistrées de l’est de la Tchécoslovaquie.