Zeugnis : Die Septembertage 1938
Voici un témoignage d’ Olga Keller dans une lettre adressée à Paul Walter Jacob, à Florida (Bolivie) le 12 février 1941. Elle témoigne des journées de septembre 1938 vécues par le personnel juif du théâtre de Teplitz
Lettre de Olga Keller à Paul Walter Jacob, écrite à Florida (Bolivie) le 12 février 1941
(traduite de l’allemand par Paul Lowy)
Cher Monsieur Walter Jacob,
J’ai vraiment été très heureuse de recevoir votre lettre.
Je sais bien sûr depuis longtemps que vous dirigez le théâtre allemand – je suis votre travail dans le Argentinisches Tageblatt – et j’y ai appris que vous aviez épousé Madame Lotte Reger (s’il vous plait, saluez-la cordialement de ma part, je me souviens encore de chacun de ses rôles à Teplitz). Mais dans le pessimisme ambiant, qui parfois nous submerge tous, je n’ai rien entrepris pour renouer le contact avec vous. D’où ma grande joie, qu’il existe encore quelque chose comme l’intérêt pour autrui. Du reste je l’ai déjà ressentie il n’y a pas longtemps : vous souvenez-vous encore de Arne Laurin, le rédacteur en chef de Prager Presse ? Un beau jour j’ai trouvé, par hasard en poste restante, une lettre de lui qui m’était destinée. Il travaille au consulat général à New York. Quelqu’un avait dit à cet ami que j’étais en Bolivie et, sans adresse, il a essayé de me trouver. Depuis nous échangeons régulièrement des lettres, parfois très intéressantes.
Je suppose que vous ne savez pas comment notre cercle, ou plutôt ce qu’il en restait, s’est dissous. Alors : le soir du 14 septembre 1938 nous étions comme d’habitude chez le Dr. Neubauer, avec Hurrle, le Dr. Knöpfmacher [1] – sa femme s’était déjà enfuie à Prague avec le petit lors de troubles précédents – et encore un autre couple qui d’ordinaire n’était pas des nôtres. Dans la rue, c’était l’agitation habituelle, depuis des jours c’étaient des hurlements et des « proclamations ». Une fois, le Dr. Riethof nous avait ramené chez nous en voiture, et la voiture avait été encerclée par la foule devant le théâtre – nous ne pouvions ni avancer ni reculer d’un pas, les gens nous menaçaient avec le poing et criaient « Allez en Palestine, vous n’avez qu’à crever ». Je suis devenue, depuis lors, une bonne « haïsseuse », mais ce soir là je ne pouvais que regarder sans aucune haine les visages distordus. C’étaient à vrai dire des enfants, tous à peine âgés de 17 ans. D’habitude, les soirs chez les Neubauer, nous sortions toujours une fois sur le balcon pour voir comment nous allions pouvoir rentrer chez nous. Vous direz peut-être : mais pourquoi, ces soirs-là, ne pas rester tout simplement à la maison ; nos maris trouvaient que c’était lâche de fuir – jusqu’à ce soir là. Dispensez-moi de vous décrire notre état d’esprit. La radio était presque la seule voix dans la pièce. Tout à coup, le téléphone a sonné et Hurrle a été appelé. Je ne sais pas ce qu’il a appris alors, toujours est-il qu’il est revenu dans la pièce pâle comme un mort et a dit : « Vous devez immédiatement aller à Prague. Je vais emmener les Neubauer, vous autres arrangez-vous pour trouver une voiture ». Il n’y eut plus rien à tirer de lui, et comme son émoi à peine dissimulé nous indiquait un réel danger, chacun s’est hâté de préparer ses affaires. Il était 11h du soir. Est-il besoin de vous décrire comment, avec la bonne tirée du sommeil, nous avons fourré un peu de linge et quelques vêtements dans une valise. Nous avons laissé dormir l’enfant jusqu’à ce que le Dr. Knöpmacher vienne nous chercher avec une voiture. Il était une heure du matin. Nous sommes descendus avec valise, enfant et chien sous le bras. Deux policiers tchèques, baïonnettes au canon, se tenaient devant l’entrée de l’immeuble. « Où allez-vous en pleine nuit ? » « A Prague, nous sommes juifs ». « Mais allez donc dormir, il ne va rien se passer, nous vous protègerons » dirent ces braves gens, et nous leur avons serré la main avec une profonde émotion. – Au reste, ils avaient, eux aussi, envoyé femmes et enfants à Prague – par précaution ! Ce voyage dans la nuit ! Il y avait du brouillard, personne ne disait mot, de temps en temps l’ombre d’un char émergeait – c’était fantomatique.
Mais, cher Jacob, aucun d’entre nous n’avait alors le sentiment de l’irrévocable. Il y a eu ensuite un moment grotesque : à Prague, pas moyen de trouver une chambre, littéralement et la bourgeoisie des Sudètes, pour autant qu’elle était juive, passa la nuit sur les marches devant la gare, car celle-ci était fermée à cette heure-là.
Soit dit en passant, mon mari fit encore, ce soir là, le voyage de retour, car il ne trouvait pas conforme à sa dignité d’abandonner son poste sous prétexte que ça pourrait mettre sa vie en danger. Drôle de conception masculine de l’honneur ! D’ailleurs le Dr. Knöpfmacher y retourna aussi et son fils de 17 ans passa ensuite quelques mois à Oranienburg sans que ses parents ne puissent rien savoir à son sujet.[…]
Nous avons atterri ici. Il ne nous a pas été possible de faire venir nos meubles à Prague et je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Notre fille est allée en Angleterre par un transport d’enfants [Kindertransport]. Ensuite la guerre a éclaté et toute possibilité de communiquer et de se revoir a été supprimée. Une telle phrase s’écrit facilement : à vous d’imaginer ce qu’il y a derrière. Ensuite le visa pour la Bolivie. Ensuite un intéressant intermède avec les autorités allemandes – je vous raconterai ça aussi volontiers un jour – et puis tous nos bagages ont été saisis à la gare parce que nous avions « payé trop peu de droits ». Ils contenaient tout ce que nous avions réuni pour l’émigration avec notre dernier argent – nous n’avions, de Teplitz, que les quelques affaires de la nuit où nous avions fui. Nous sommes partis sans bagages, seulement une petite valise à main avec deux pyjamas, un peu de linge de rechange, moi une robe et mon mari un costume en plus de celui qu’il portait sur lui, ce qu’on avait pris juste pour trois jours à Gênes avant de pouvoir ouvrir nos malles sur le bateau. Et c’est aujourd’hui la seule chose que nous possédions. Nos malles ont été libérées par la suite, après que nos familles aient fait de gros sacrifices pour ça en payant de grosses sommes, elles ont été chargées à bord du « Orazio » et – non assurées – ont coulé avec lui (pour les assurer, il aurait fallu payer en dollars et c’était impossible pour nos familles). Cher Monsieur Jacob, vous pouvez me croire, quand j’ai appris cette nouvelle [2], j’ai ri de bon cœur pour la première fois depuis mon émigration. Je m’étais déjà accoutumée à être un pauvre hère et la sombre destinée de notre dernier bien n’était pas dépourvue de comique.
Nous avons eu aussi de la chance, d’un autre point de vue. Notre enfant est arrivée avec le dernier bateau italien, la fillette avait traversé toute seule la moitié de l’Europe et deux mers, et je l’ai reçue, comblée, à Arica.(…)
Votre Olga Keller
Il existe d’autres témoignages de cette mi-septembre 1938, notamment une lettre de S. Smith, membre du mouvement sioniste à Teplitz, datée du 14 septembre, conservée au Mémorial de Yad Vashem (archives 02/596) :
(…)Vous ne pouvez pas imaginer les scènes à la gare et autour des bus partant pour Prague. La gare avait l’air d’un camp de réfugiés. Valises, ballots, literie et ustensiles divers étaient étalés partout. Les gens se poussaient et se bousculaient. On ne peut pas décrire les scènes d’adieu. Seule la guerre peut provoquer pareille souffrance. Le Plugah [3] avait été démantelé dans la nuit. Une partie de ses membres étaient déjà à Prague. (…) Tout a été emballé à la hâte, il faut vous dire que le danger d’un pogrom était imminent … Maintenant je suis tout seul, sans amis, et tous les membres de l’organisation sont partis.
[1] Les Dr. Neubauer et Knöpmacher étaient respectivement le médecin et le juriste attachés au théâtre. Curth Hurrle (1903-1987) était le directeur du théâtre et le restera jusqu’en juin 1940 (ensuite à Neisse puis Gleiwitz, en Silésie, après guerre directeur de l’un des opéras de Munich).
[2] Il s’agit de la nouvelle du naufrage du navire de ligne italien « Orazio », qui a pris feu le 21 janvier 1940 au large de Barcelone.
[3] Le Plugah, désigne une compagnie locale dans le mouvement sioniste.