Témoignage : Rolf Schneider
Le témoignage de Rolf Schneider
Lettre de Rolf Schneider à Paul Walter Jacob à Buenos Aires en décembre 1948 [1]
Cher Walter Jacob, chère madame Reger ! [2]
Nous avons entendu et lu ici plus d’une fois que vous êtes là-bas, que vous allez bien et que vous faites du bon théâtre. Les rares nouvelles que nous recevions m’ont toujours réjoui et rappelé les bons moments de Teplitz, les joyeux déjeuners avec Rudi Wiechel à la maison Jemlicka, les belles soirées chez madame Reger et monsieur le directeur Kennemann où l’on était si bien traité. Depuis, beaucoup de temps est passé, qu’on ne peut guère qualifier de bon. Je suis resté deux ans de plus chez Hurrle à Teplitz, et en 1940 j’ai du entrer chez les Prussiens [3] et ne suis revenu qu’en septembre 1945. Ca n’a pas été bien beau – vous avez sans aucun doute choisi la meilleure part : mais nous n’avions tous que bien peu à choisir; on n’avait pas le choix.
Après ma détention [4] je suis allé trouver Leo Maly à Linz, le lieu de son dernier engagement avec Mizzi Popp. Il venait d’ouvrir un petit théâtre indépendant et m’a pris tout de suite avec lui. Vinrent deux années de beau travail au Volkstheater Urfahr [5], nous avons joué Kreidekreis, Liebelei, 1. Legion, Kabale, Ahnfrau, Kleine Stadt, Oktobertag, Olympia [6], Michael Kohlhaas (d’Arnold Bronnen qui est critique ici), plein de beaux exercices pour moi. Else Petny – avec qui tu était à Luxembourg – était avec nous, la seconde année est arrivée Fifi Musil, mais très changée et vieillie [7]. Je suis parti ensuite au Landestheater, de nouveau dirigé par Brantner, et j’ai là une belle situation. Cette année j’ai joué Oreste, Der Mann den sein Gewissen trieb [NB: « L’homme que j’ai tué » de Maurice Rostand], Romeo, et le lieutenant Hartmann dans le magnifique Des Teufels General [Le Général du diable] de Zuckmayer, avec ça on me confie des mises en scènes toujours plus belles alors je ne peux vraiment pas me plaindre.
Malheureusement les circonstances de ma vie privée ne sont pas très réjouissantes. J’ai perdu mes grands-parents à Prague dans circonstances très tristes, ma maison, toutes mes affaires etc… [8] Ma femme [9] est à Graz et à de beaux succès. On ne peut bien sûr faire aucun projet, la situation financière de nos théâtres ici est déplorable et il faut être heureux d’avoir au moins un engagement. Beaucoup de bons acteur sont au chômage.
[…]
Je serais très, très heureux si toi ou madame Reger trouviez le temps de m’écrire quelques lignes. Je voudrais tant avoir des nouvelles de vous, de votre travail et de votre vie ! J’espère que vous allez bien; avez-vous des nouvelles de Rudi Wiechel ? Moi pas malheureusement.
Mes meilleurs voeux pour le Nouvel an et un vigoureux « Toï-toï-toï » !!! Portez-vous bien et bien des choses de votre
Rolf Scheider (Linz, Danube, Landestheater)
[1] – L’original peut être consulté aux Archives Paul Walter Jacob à l’université de Hambourg [retour]
[2] – Rolf Schneider ignore que Walter Jacob et Liselott Reger sont séparés depuis 1944 et que la seconde, en 1948, vit à Montevideo [retour]
[3] – « Les Prussiens »: l’armée allemande (la Wehrmacht) [retour]
[4] – Rolf Schneider fut fait prisonnier par les Russes début 1945 et resta détenu 9 mois [retour]
[5] – Urfahr était un quartier périphérique de Linz, alors en zone soviétique, où Leo Maly avait implanté son théâtre. Le « Volkstheater Urfahr » exista d’août 1945 à 1949. [retour]
[6] – Kreidekreis est une pièce de Klabund; Liebelei de Schnizler; Erste Legion est une pièce d’Emmet Lavery;, »Kabale » est un raccourci pour Kabale und Liebe de Schiller; Die Ahnfrau de Grillparzer; Unsere kleine Stadt (Our Town) de Thorton Wilder, Oktobertag de Georg Kaiser, Olympia de Ferenc Molnar. [retour]
[7] – Paul Walter Jacob fut exilé à Luxembourg de 1934 à 1936, engagé au théâtre « Die Komödie », Fifi Musil fut actrice et chanteuse d’opérette à Teplitz-Schönau de 1935 à 1938. [retour]
[8] – Les grands-parents de Rolf Schneider ont été arrêtés à Prague en 1942 et tués en déportation, la maison familiale pillée. [retour]
[9] – Il s’agit de Grete Elb, elle aussi actrice à Teplitz-Schönau jusqu’en 1940. Le couple est alors en voie de séparation. [retour]