Témoignage : Une autre émigration
Témoignage : Une autre émigration
Karl Kern [1] était un familier de la famille Kennemann, émigré en Suède en 1938. Voici une lettre écrite le 6 janvier 1946 à Liselott Reger qui témoigne d’une autre émigration, celle de Schorsch Trapp en Norvège : (voir aussi ici)
Lettre de Karl Kern à Liselott Reger, écrite à Malmö (Suède) le 6 janvier 1946
Traduite de l’allemand par Paul Lowy
Malmö, le 6 janvier 1946
Chère Madame,
Durant toute la guerre, j’ai souhaité vous écrire. Beaucoup de circonstances ont concouru à ce que le souhait reste inaccompli. Au reste, je n’avais et n’ai pas d’adresse. Maintenant j’ai entendu dire que le journal La Prensa pourrait peut-être aider à vous faire parvenir une lettre ; j’en fais l’essai et j’espère que mon écrit vous parviendra.
Je ne vous raconterai rien de mon destin ou de celui de ma famille. Ces destins sont sans intérêt. Depuis la période suivant les accords de Munich nous sommes demeurés en Suède et avons menés une vie relativement tranquille. C’est autre chose pour notre Schorsch Trapp [2] qui avait émigré en Norvège. Avant-hier je l’ai revu, après une odyssée sans pareille, dont il n’est sorti que grâce à beaucoup, beaucoup de miracles. Bien sûr nous avons parlé du pays dès les premières heures de nos retrouvailles. Le récit du bon Schorsch sur son départ de Teplitz-Schönau a ensuite amené la conversation sur vous et sur votre famille : Tout à fait à la fin, Schorsch est encore allé sur la tombe de Fritz Kennemann, où foisonne le lierre vert et beau. Schorsch pense avoir emporté un salut du défunt à vous et aux vôtres. Et ce salut je veux à présent vous le transmettre.
Nous avons parlé aussi de Ilse, dont nous n’avons eu aucune nouvelle depuis 1938. Est-elle encore parmi les vivants ? Que de fois avons-nous pensé à elle, et puis à vous et à Monsieur Jacob, et à Brigitte [3] : nous n’oublieront jamais les heures que nous avons pu passer avec vous à Prague avant votre départ. Vous êtes de toute façon inséparablement liés à notre souvenir de notre malheureuse patrie, vous et les vôtres et Fritz Kennemann qui repose sur notre terre natale et ne sait rien de l’incommensurable souffrance qui emplit maintenant le pays ni des hommes qui l’ont cultivé et fait éclore.
Pour Schorsch, voilà ce qui s’est passé : lui, homme d’honneur inconditionnel, s’est évidemment mis à la disposition de la résistance norvégienne et a entrepris pour elle des choses très osées. Entre autre, il a construit une imprimerie pour les résistants, qui a rendu d’importants services à la lutte clandestine. Schorsch a fait son devoir dans la lutte contre l’hitlérisme parce qu’il partageait nos convictions et comme un homme de culture qui avait toujours su le rôle d’anéantissement culturel du nazisme. Il a gardé pour le mouvement social-démocrate une fidélité inébranlable. Après l’aggravation de la nazification de la Norvège en 1942, Schorsch fut arrêté et d’abord enfermé au sinistre camp de concentration de Grini près d’Oslo. De là, il fut transporté vers la terre natale et ensuite traîné à travers quelques autres camps de concentration jusqu’à ce qu’il atterrisse à Dachau en été 1943. Il resta là-bas jusqu’à l’effondrement du nazisme. Les Américains le sauvèrent du destin d’être enfoui en même temps que les monceaux de cadavres qui l’entouraient. Au camp, il a perdu ses dents, pour partie tombées, pour l’autre défoncées. Lors d’un des nombreux appels dans le froid glacial, toute la peau de son visage a gelé, tout son visage est maintenant couvert de rides et de plaques rouges et toute sa silhouette parait comme rabougrie. Ainsi Schorsch, après son sauvetage et sa libération par des soldats américains, retourna dans son pays « libéré ». Et là-bas il vit comment ses – comment nos – compatriotes furent violentés, battus, volés, tués ou arrachés à leur lopin de terre, uniquement parce que l’allemand était leur langue maternelle. Sans distinction, les hommes furent chassés vers de nouveaux camps de concentration, édifiés à présent au nom de la liberté et de la démocratie. D’innombrables hommes dont la loyauté envers la République Tchécoslovaque ne peut faire le moindre doute, et beaucoup d’autres qui avaient passé de nombreuses années ou mois dans les camps de concentration hitlériens et y avaient été l’objet des pires sévices furent maintenant traités tout aussi mal ou même pire par les chauvinistes tchèques que par les bourreaux nazis. Le système était le même, seule l’étiquette avait changé. Comme vous savez, tous les Allemands des Sudètes doivent quitter le pays en abandonnant tous leurs biens, pour autant qu’ils possèdent encore quelque chose. Car toutes leurs affaires ont été mises sous séquestre par l’Etat, ou tout simplement emportées par des civils « combattants de la liberté » dont la plupart ont travaillé avec application et fidélité dans les entreprises de guerre de Hitler. Plus d’un million ont déjà été chassés, les autres devront quitter le pays avant la fin juillet 1946. D’ailleurs personne ne veut rester, tant les circonstances sont affreuses, touchant les coupables et les innocents de la même façon. Plutôt partir comme des mendiants sur la route de l’Allemagne que rester les esclaves sans aucun droit de l’arbitraire des chauvinistes tchèques. C’est là également l’opinion de ces Allemands des Sudètes sociaux-démocrates qui, comme vous savez, ont mis leur vie en jeu en l’an 1938 comme garde-frontière volontaires pour la démocratie tchécoslovaque.
(Ernst Thöner, lui aussi, le bon, le fidèle, devait être déporté hors de la terre natale. Lui et sa famille se sont suicidé. Lui-même, sa fille et ses beaux-parents sont morts. La femme fut sauvée et vit seule, dans la plus grande détresse, à Teplitz-Schönau.)
Quel rapport de tout cela avec Schorsch ? Et bien lui aussi, à cause de sa franche droiture, a été de nouveau arrêté et jeté en prison par les Chauvinistes tchèques. Ce n’est qu’avec peine qu’il a été possible de l’en faire ressortir. Nous, Allemands des Sudètes socialistes en Suède, avions entrepris une action de secours qui avait pour but le sauvetage de quelques hommes. Schorsch a été inclus dans cette action et, après beaucoup de déceptions et de nouvelles difficultés, est arrivé en Suède le 28 décembre. Et ici nous avons donc pu de nouveau le serrer dans nos bras. Ne croyez pas que son esprit ou son sens artistique aient été atteints ! Sa joie de vivre est indestructible. Pendant tout le voyage vers la Suède, il a empêché ses compagnons d’infortune de tomber dans la sentimentalité et le désespoir et ici, dans le camp de quarantaine, il est le plus gai parmi les plus gais. Déjà il s’est remis au travail avec sanguine, linoléum, instruments de découpe – il est devenu un artiste tout à fait remarquable dont le nom sera bientôt réputé dans toute la Scandinavie. Et quand il a su qu’il y avait ici du bon vin pas trop cher, il a été rayonnant : avec l’argent de poche mensuel que les réfugiés reçoivent ici au camp, il pourrait acheter trois bouteilles ! Il ne lui manque rien : il a ses outils d’artiste, ses cigarettes, son vin, son café – et sa Hanne, avec laquelle il s’est immédiatement marié à son retour de Dachau. Et nous, nous l’avons lui, et c’est comme si nous avions démultiplié nos forces. Schorsch et moi nous voulons échapper bientôt à la vie confortable d’ici et prendre la route de l’Allemagne pour participer à la reconstruction et aider nos camarades de parti parmi les allemands des Sudètes à créer ce qu’ils n’ont jamais eu : une patrie
Nous serions heureux si vous pouviez nous écrire que vous et les vôtres allez bien, qu’Ilse est vivante et en bonne santé. Nous souvenir de vous et des vôtres représente beaucoup pour nous.
Très, très cordiales salutations à vous, à Monsieur Jacob, à Brigitte et, pour autant qu’on puisse la joindre, aussi à Ilse, de notre part à tous
Votre dévoué
Karl Kern
[1] Karl Richard Kern était né le 9 juillet 1902 à Graupen (aujourd’hui Krupka), à 5 km au nord-est de Teplitz-Schönau. Son père était mineur et lui-même débuta dans ce métier en 1919, à l’âge de 17 ans. Tôt engagé dans le mouvement social-démocrate, il devint dirigeant des jeunesses socialistes et passa progressivement de la rédaction de tracts à des fonctions de rédacteur, puis rédacteur en chef de plusieurs journaux de ce courant à Prague, à Reichenberg (Liberec) et à Troppau (Opava). Très actif contre la montée du Parti des Sudètes de Konrad Henlein il dut se réfugier en Suède (à Malmö) après l’invasion des Sudètes en 1938. Il y travailla d’abord comme ouvrier métallurgiste puis, à partir de 1947, comme permanent syndical et journaliste. Il devint rédacteur de Die Brücke, revue des allemands des Sudètes socio-démocrates publiée à Munich. A partir des années 1960, Karl Kern publia des recueils de poésies et des études historiques et auto-biographiques avec la Seliger-Gemeinde (fondation social-démocrate) et traduisit en allemand plusieurs livres de poèmes suédois. Il est mort le 6 septembre 1982.
[2] Schorsch (en fait Georg Hans) Trapp, naquit à Eichwald (aujourd’hui Dubi, à 4 kilomètres au nord de Teplitz) le 1er décembre 1900. D’abord apprenti graveur chez un verrier, il fit des études artistiques à la Kunstgewerbeschule de Teplitz. Après un voyage d’étude en Italie il approfondit son éducation artistique auprès du professeur Slama à Vienne. Retourné dans les Sudètes, il y travailla comme graphiste pour le mouvement ouvrier social-démocrate. Réfugié en Norvège en 1938, où il gagna sa vie en produisant des jouets en bois, il rejoignit la résistance norvégienne après l’occupation de ce pays par les nazis en 1940. Arrêté et déporté en 1942, il connut plusieurs camps avant d’être délivré par les américains à Dachau en 1945. Après guerre, il voulut se réinstaller dans les Sudètes mais fut incarcéré comme défenseur des droits des germanophones. Libéré sur intervention des socio-démocrates suédois, il s’installa en Suède avec sa femme Hanne et y devint un artiste renommé (notamment par des œuvres sur la vie concentrationnaire). Schorsch Trapp est mort en Suède en 1977.
[3] Paul Walter Jacob et Brigitte Kennemann (deuxième fille de Fritz Kennemann), partis pour l’Argentine avec Liselott Reger en janvier 1939.