Les obsèques de Fritz Kennemann
Les obsèques de Fritz Kennemann eurent lieu le lundi 7 février 1938. Voici des extraits du compte-rendu fait par le Teplitz-Schönauer Anzeiger du 8 février :
La cérémonie publique pour l’ancien directeur du théâtre municipal de Teplitz et membre de la troupe, Fritz Kennemann, s’est déroulée hier matin dans le grand hall du Neues Stadttheater à Teplitz. Bien avant le début, le hall était empli d’une foule en deuil et les yeux de tous ceux qui étaient venus reflétaient la vénération que l’on vouait au disparu. La vaste salle, où se presse habituellement une foule en attente joyeuse des représentations, offrait un émouvant spectacle funèbre. Le catafalque était érigé sur le grand escalier d’accès au foyer, entouré de plantes vertes et d’une abondance de fleurs déposées.
Des acteurs du théâtre portèrent le cercueil à l’intérieur, le posèrent sur le catafalque. Devant le cercueil avaient pris place, entre autres, le maire de la ville, Russy, avec les conseillers municipaux et fonctionnaires de la ville, tout le personnel du théâtre avec le directeur Curth Hurrle et encore une délégation de directeurs de théâtre avec le directeur Huttig de Aussig et une de l’Union des scénes tchécoslovaques.
La cérémonie fut introduite par « la mort de Aase » de Grieg, joué par une partie de l’orchestre du Stadttheater. Ensuite le maire Russy s’approcha du cercueil et prononça une courte, cordiale nécrologie, au nom du conseil municipal et de toute la population: » (…) La mort vous a emporté en pleine maturité. Nous voilà bouleversé au pied de votre cercueil, nous garderons tous votre mémoire en haute estime« . Alfred Huttig, directeur du Stadttheater de Aussig, apporta l’adieu au nom de l’union des directeurs de théâtre allemands en Tchécoslovaquie (…). [Après le] directeur Hurrle, Viktor Saxl parla au nom de la troupe et comme l’un de ceux que Fritz Kennemann fit jadis venir à Teplitz: « Nous t’aimions comme Directeur, ton objectivité, ta familiarité solidaire avec les particularités de notre état, ton sens social. Nous avions en haute estime ton riche savoir et savoir-faire, ton conseil, ta serviabilité ne nous a jamais fait défaut. Nous nous réchauffions à ton idéalisme. Alors que nous nous préparions à fêter ton jubilée, le destin a contrecarré nos plans. Tu aimais le théâtre, mais le théâtre n’a pas toujours payé cet amour de retour. Tu es toujours resté fidèle à tes idéaux. Seul un homme qui reste comme toi fidèle à la foi de son enfance est véritablement un artiste. »
Dernier à prendre la parole, le metteur en scène Paul Walter Jacob prononça un discours dont l’original est conservé au Centre de Recherche Walter.A. Berenson à l’Université de Hambourg (consacré à la littérature de l’exil) :
« Cher ami, très honoré collègue Kennemann !
Les souvenirs de jeunesse sont les impressions qui marquent le plus fortement la conscience et l’inconscient de l’homme. Ils l’accompagnent depuis ses premiers pas, souvent décisifs, jusque là où tu est déjà, hélas, aujourd’hui. Toi, Kennemann, fut et demeure un souvenir de jeunesse pour moi. Car je n’ai pas fait ta connaissance ici à Teplitz, je t’ai connu déjà et révéré presque vingt ans avant ta période teplitzoise, dans la Mayence rhénane; tu étais l’un des premiers sur la scène de cette ville. Là, comme bachelier, j’ai vu le jügendlicher Held Kennemann. J’ai vu Schiller, Goethe, Shakespeare avec toi pour protagoniste, je t’ai vu dans tant de rôles modernes de ton registre d’alors. Kennemann, je te l’ai dit souvent et je te le rappelle encore une fois aujourd’hui à l’heure des adieux: ces représentations de classiques que tu a jouées à Mayence firent parti de mes premières impressions de théâtre, elles furent l’une des causes qui m’ont fait choisir cette profession qui est la nôtre; sous l’effet de ces premières impressions, par lesquelles je te suis à jamais lié, je suis allé vers la scène.
Je t’ai retrouvé ensuite ici à Teplitz. Dans Le prince de Hambourg de Kleist, nous avons été pour la première fois ensemble sur la scène de ce théâtre. Tu jouais le prince-électeur, tu avais changé de registre. Ce n’étaient plus les tempêtes et les passions, c’était à présent les caractères murs et accomplis que tu campais sur scène. Tu avais changé de registre mais tu étais resté le même: jadis comme maintenant du vivais et tu respirais dans le royaume de la grande littérature et -si nous te devons tant aussi pour les pièces de divertissement- ton domaine était le classique et le drame à problèmes moderne, ce grand art pour lequel nous avons tous choisi ce métier ! Kennemann -et là, ça n’est plus souvenir personnel mais ça concerne tous les collègues au nom desquels je peux ici te parler une dernière fois- tu étais celui, parmi nous, qui avait gardé à travers toutes les duretés, toutes les désillusions du quotidien, l’idéal de ta jeunesse. Et par là tu étais un exemple et un support pour nous tous qui te connaissions.
Et, Kennemann, en tant qu’homme, aussi, en dehors du métier, tu as été un exemple : un homme au vrai sens du terme, un caractère limpide, loyal, qui allait son chemin sans regarder à droite et à gauche, qui nommait les choses par leur nom. Tu as offert à beaucoup d’entre nous l’hospitalité de ta maison. Tu as fait se rencontrer les hommes qui t’intéressaient, noué de précieux fils d’amitié; tu n’as pas seulement attesté l’amitié par des mots, mais tu t’es montré solidaire pour tes amis dans les faits. Comme homme également, Kennemann, tu as été un exemple.
Et si nous tous, aujourd’hui, ne pouvons réaliser que tu ne sois plus parmi nous, alors que cette vie n’était certes pas achevée quand la maladie et la mort t’ont arraché aux projets et aux espérances, c’est bien que ta vie à été bien remplie, remplie de travail pour le métier, pour tes proches, pour le théâtre. Et ainsi tu peux reposer, tu as livré le meilleur de tes dons avec ton énergie, avec ton savoir et ton savoir-faire, tu as vécu une vie pour le théâtre et par là donné du bonheur à beaucoup. Repose, cher ami Kennemann, avec la conscience que ta figure vivra après toi, dans ce théâtre que tu as tant aimé, qu’elle continuera à vivre en nous tous, les collègues de ce théâtre, comme l’exemple d’un pur artiste, toujours voué à l’idéal, et comme un être humain entier, magnifique, propre, droit ! »
« La cérémonie funéraire se termina par un chant funèbre entonné par le personnel du chœur et un choral joué par l’orchestre. Ensuite le cercueil fut enlevé et porté au-dehors à travers une foule en deuil, profondément émue, devant l’entrée du théâtre municipal où attendait la voiture pour conduire le cercueil à Brüx pour l’incinération. Une automobile avec les membres de la famille [NB: Liselott Reger, Ilse et Brigitte Kennemann] suivit le corbillard.
Une foule impressionnante resta encore longtemps devant le théâtre et ne se dispersa qu’à regret.
L’incinération eut lieu l’après-midi au crématorium de Brüx. Tout le personnel du théâtre municipal de Teplitz, sous la conduite du directeur Hurrle, pris à nouveau congé de son compagnon si brusquement disparu. Ce fut une cérémonie simple et modeste, rendue particulièrement émouvante par le chant de Hilde Raave, accompagnée à l’orgue par le chef d’orchestre Weisskopf. »