Fritz Kennemann

Elaboration d’un répertoire pour la scène de Teplitz

Le théâtre de Teplitz, dont le bâtiment beau et élégant est la surprise et la joie de tout étranger intéressé à l’art dramatique qui visite Teplitz, ne se trouve pas en régie municipale. Presque toutes les entreprises de théâtre germanophone de taille ne serait-ce qu’approchante vivent sur la base de la responsabilité – et d’une subvention – de la ville ou du Land (comme les Hoftheater d’autrefois), une subvention dont le niveau assure d’avance la pérennité de l’entreprise, pour autant qu’un directeur de théâtre un peu expérimenté mène la saison de façon normalement raisonnable. En outre, ces subventions payées d’avance sont à l’occasion encore un peu outrepassées et provoquent alors des débats parlementaires sur la reconduite ou l’arrêt de l’entreprise théâtrale. Mais la saison en cours, dont le budget est déjà accordé, est garantie au directeur du théâtre en tout cas.

La situation du théâtre de Teplitz est différente. Il doit vivre sous sa propre responsabilité, avec les aides que lui a accordé la ville. Cela n’est tout simplement possible, avec la taille de l’entreprise et ses trois genres artistiques, théâtre, opéra et opérette, qu’en comptant sur une fréquentation durable d’un fort pourcentage de la population. Et le théâtre ne peut se maintenir, ne peut conserver sa taille actuelle, que si c’est vraiment le cas. Même le plus grand dévouement d’un directeur de théâtre n’y pourrait rien changer, car aucune fortune personnelle ne serait en mesure, à la longue, de couvrir le déficit d’une pareille entreprise, avec tout se qui s’y rattache, si le théâtre « ne va pas ». Alors il faut qu’il aille !

Un directeur de théâtre en régie municipale – et donc en sécurité – a, au plus haut degré, le devoir agréable de ne suivre que ses inclinations artistiques, et quand il a une subvention particulièrement substantielle, il peut faire les expérimentations les plus osées avec les productions les plus étranges de la littérature, qu’elle soit modernes ou redécouvertes, il peut réjouir son coeur en faisant réaliser pour les pièces les tableaux de scène les plus modernes et les décors les plus singuliers, qui disparaissent sans laisser de trace après trois représentations ; il peut, avec une certaine tranquillité d’âme, découvrir quelles sont en fait les pièces qui ont intéressé son public.

Le théâtre de Teplitz est dans une autre situation. Il doit intéresser son public, et le faire dans la durée d’une saison de dix mois ! Quelques Premières ratées successives seraient ici une comme une brèche dans la forteresse, difficile à refermer. Cette situation a des conséquences pour un directeur qui n’est pas de nature anxieuse, qui ne se sent pas paralysé mais au contraire stimulé par un certain risque. Stimulé au moins pour ne pas faire de théâtre commercial, d’imposer quand même, malgré cette situation, un sens artistique, c’est à dire tout simplement… faire passer l’art.

Le directeur ayant des intentions artistiques va alors essayer de tenir une programmation autant que possible de valeur artistique : premièrement par la bonne qualité du personnel et des représentations, deuxièmement par des pièces de valeur. Il sera ici question de répertoire. Le directeur du théâtre essaiera donc de jouer beaucoup de bonne littérature, de la bonne et intéressante littérature.

Les expériences qui ont pu être faites cette saison avec les oeuvres d’écrivains contemporains ne furent globalement pas désagréables. Des oeuvres de Zuckmayer, Kaiser, Klabund, Brod, Shaw, Wedekind, Pagnol, Schnitzler, comme « Schinderhannes« , « Opunzie« , « Oktobertag« , « X,Y,Z« , « Teufelschüler« , « Erdgeist« , « Das grosse ABC », « Das weite Land » ont rencontré, pour partie un très fort, pour partie un normal intérêt du public. « Karl et Anna » de Leonhard Frank fut une singulière exception. Cette pièce, qui était créée en Tchécoslovaquie en même temps que sur toute une série de scènes allemandes, eut pour sa première, – quand même pas un évènement théâtral anodin – 180 spectateurs et au total 750 spectateurs (y compris les abonnements A et B) en 5 représentations, malgré une mise en scène et une interprétation particulièrement reconnues par la presse d’ici et de Prague. Ces chiffres sont tels malgré la grippe, le froid, les sports d’hiver en janvier et -comme ce fut ressenti- la tonalité pesante et sombre de la pièce, mais en surprenante opposition à l’intérêt que l’oeuvre a rencontré par ailleurs dans le monde du théâtre.

Qu’un théâtre qui veut et doit attirer son public – et aussi les plus larges milieux – ne doivent pas se cantonner à la littérature la plus difficile, c’est clair. Il faut que, pour une fréquentation parfois attendue modérée ou faible d’une oeuvre de grande valeur, une compensation soit prévue par une pièce plus attractive. On ne peut renoncer totalement à un genre littéraire aujourd’hui redevenu très moderne : la pièce à sensation avec un certain décorum. Nommons, comme tel exemple, la pièce de moeurs américaine « Broadway« , qui a atteint, avec 20 représentations, le plus grand nombre de reprises jusqu’à présent. La seconde place est occupée par une pièce littéraire, le « Schinderhannes » de Zuckmayer.

Par une adroite alternance entre littérature et distraction, entre des œuvres sérieuses ou divertissantes, profondes ou seulement « intéressantes », on peut certainement, selon l’expérience passée, façonner un répertoire qui paraisse compatible avec une responsabilité artistique et qui maintienne quand même autant que possible la pérennité du théâtre.

Mais il reste un souci : le classique !! L’actuelle direction de théâtre croit s’être dégagée de la responsabilité de nourrir la manifeste « classicophobie » du public teplitzois, par une présentation surannée et non vivante des oeuvres classiques. Pour le régisseur moderne, il est tout particulièrement stimulant de restituer dans leur naturel et leur humanité les plus intimes, des oeuvres qui sont, à ses yeux et à ceux du public, lestées d’une certaine tradition interprétative. Dès lors, l’effet des oeuvres poétiques classiques n’apparaît ni fané ni flétri. Et dans des représentations modernes, qui ne se déroulent pas dans des lambeaux de décors pseudo historiques et où ne déclament pas des marionnettes de théâtre mais où des hommes parlent aux hommes, les classiques restent encore aujourd’hui bien vivants au théâtre – et ce tout particulièrement dans les grandes villes – et occasionnent les plus fortes et plus belles impressions.

Le public de Teplitz, habituellement si amateur de théâtre, est d’un autre avis. « Marie Stuart » de Schiller a suscité dans une certaine mesure un intérêt mitigé. La première représentation de « Roméo et Juliette« , le premier Shakespeare de la saison, a eu 113 spectateurs à la Première, au total 598 spectateurs en quatre représentations ! Lors du gala commémoratif de Lessing, vivement vanté par la presse, 124 furent intéressés par « Minna von Barnheim« . En tout 429 pour 3 représentations. Tous ces chiffres incluent les abonnés A et B et sont assez éloquents. Jamais une représentation scolaire des oeuvre classiques, à des prix très réduits, n’a pu être remplie par les directions des écoles et faire salle comble.

Malgré la regrettable absence d’intérêt pour les représentations de classiques, il n’y aura bien entendu pas de renoncement à enrichir le répertoire par les oeuvres de nos plus grands esprits. Il convient, à ce point de vue aussi, de ne se laisser décourager par rien et d’essayer encore et encore d’éveiller l’intérêt du public également pour les classiques.

Et dans le répertoire en général, il faut trouver encore et encore le chemin qui accorde l’existence économique du théâtre avec le niveau artistique.

Dans quelle mesure un auteur classique comme Hebbel, dans quelle mesure Büchner (La mort de Danton), ou Grabbe, dans quelle mesure des dramaturges modernes comme Philipp (Clown Gottes), Feuchtwanger (Calcutta, 4 mai), Tagore (Le bureau de poste), Molnar (Olympia), Bruckner, Galsworthy, Lernet-Holenia et d’autres susciteront de l’intérêt, l’avenir nous le dira.