Témoignage : Arno Bosselt
Le témoignage d’ Arno Bosselt
Extrait d’une lettre de Arno Bosselt (alors à Dusseldorf) à Paul Walter Jacob à Stuttgart en janvier 1949 [1]
Maintenant je voudrais essayer d’écrire un résumé chronologique de mon devenir entre 1938 et 1948, qui pourrait t’intéresser – comme exemple de beaucoup d’autres. Je suis resté à Teplitz jusqu’au 1er mai 1940, fin de la saison là-bas. A partir de l’automne 1938, à peu près à l’époque de ton déménagement à Prague et de ton départ peu après, nous avons eu en plus le théâtre de Reichenberg [2] que Hurrle n’a toutefois dirigé que 2-3 mois, ensuite Theo Modes est arrivé là-bas comme directeur. Pour ma part, j’ai continué à travailler pour Reichenberg toute la saison 1938-39. A partir de décembre 1938 s’est ajouté Karlsbad que nous avons pourvu en opéras invités (Fidelio, Le chevalier à la rose) durant l’hiver 1938-39 et dont nous avons pris l’entière administration à partir du 1er mai 1939, conjointement avec Teplitz. En même temps, Hurrle a repris la programmation pour Prague (Kammerspiele) [3] de sorte que je partageais mon travail entre Karlsbad et Prague et n’apparaissais à Teplitz que de façon sporadique. A la mi-septembre 1939, Karlsbad a fermé et nous sommes revenus complètement à Teplitz; Karlsbad est passé à une direction autonome, celle de ton successeur Kurt Hampe [4], Prague est devenu autonome sous Walleck [5]. A la fin de la saison 1939-40, le 1er mai 1940, Hurrle a quitté, après 5 années, la direction de Teplitz; j’avais été avec lui pendant tout ce temps. Comme Hurrle n’avait pas de nouvelle direction, mais que moi je ne pouvais pas vivre de l’air du temps, j’ai cherché un nouvel engagement [6]. Sur le plan politique, Teplitz était retourné au « Reich » depuis octobre 1938, les nazis se comportant encore plus mal dans le Neuland que dans le Altreich [7] où certaines illusions s’étaient déjà dégonflées. La Teplitz bon marché des couronnes tchèques était devenu à présent tout aussi chère que le Altreich, et comme les nazis s’insinuaient jusqu’en pays tchèque (« Protectorat »), peu importait où on était. Rester avec le successeur de Hurrle à Teplitz [8] ne me disait rien du tout, alors j’ai accepté un engagement à Francfort/Oder et j’ai bien fait malgré tout. Pour nous il s’agissait avant tout de ne pas être incorporé à l’armée, ce qui était immanquablement tout de suite le cas si l’on restait sans engagement, sans l’emploi qui rendait non mobilisable. Surtout pas d’interruption pendant laquelle, on pouvait nous mettre la main dessus. En route donc sans hésitation vers Francfort/Oder, et d’abord dans le Altreich. Cet engagement, qui m’affligea un peu les premières semaines, s’avéra à la longue très satisfaisant. […] Sur le plan artistique nous avons très bien travaillé et, en plus de quatre années, nous n’avons joué qu’une seule pièce tendancieuse (et cela très peu de temps, grâce à des maladies feintes, des défections et autres) – tout au contraire de Teplitz où notre programmation présentait une accumulation absolument inutile d’auteurs tendancieux comme Eberhard Wolfgang Möller et tous ces comparses dont l’énumération me répugne. Ca ne t’étonnera pas trop d’apprendre que l’accessoiriste Baschta, dont tu te souviens sûrement fort bien, s’est révélé, après l’annexion du Sudetengau, être un espion nazi qui avait informé Berlin depuis des années et devint ensuite, en « récompense », « très important », avec son propre bureau comme directeur administratif ! Dommage que je ne sache pas où ce rat s’est planqué, j’aurais encore une addition à lui présenter.
[…]
Je prends congé de toi pour aujourd’hui, cher vieux Walter Jacob, j’espère que tu ne m’en voudras pas du vieux tutoiement, et cordiales salutations jusqu’à ce que nous nous revoyions de vive voix – ce que j’espère vivement. Bien à toi
Arno Bosselt.
[1] – La lettre entière a été publiée par Frithjof Trapp dans Reunion der Überlebenden (cf bibliographie). [retour]
[2] – La direction du théâtre de Reichenberg est devenue vacante du fait que Paul Barnay a du s’enfuir pour échapper aux nazis. Theo Modes fut membre du SdP de Konrad Henlein puis, à partir de 1939, du NSDAP. Après la direction de Reichenberg il eut, à partir de 1942, celle du théâtre de Thorn (aujourd’hui Torun en Pologne). [retour]
[3] – L’arrivée des nazis à Prague, en mars 1939, obligea Paul Eger, directeur du Deutsches Theater, à s’enfuir pour leur échapper. [retour]
[4] – Kurt Hampe, d’abord Operettentenor, succéda comme Regisseur à Paul Walter Jacob au théâtre de Essen quand ce dernier fut chassé de son poste par les nazis en 1933. [retour]
[5] – Oskar Walleck, directeur du Deutsches Theater à Prague de 1939 à 1944 était très engagé dans le nazisme. Dès 1933, il obtint la direction du Landestheater de Braunschweig puis de hautes fonctions dans l’administration des théâtres en Bavière. Il fut membre dirigeant de la Reichtheaterkammer et interné comme dirigeant nazi après-guerre. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir la direction du théâtre de Linz en 1956. [retour]
[6] – Hurrle attendit plusieurs mois avant d’obtenir une nouvelle direction: celle du théâtre de Neisse, en Silésie, qui pouvait accueillir 700 spectateurs (1600 à Teplitz). [retour]
[7] – Neuland s’appliquait aux territoires annexés par l’Allemagne après 1938, Altreich à l’Allemagne dans ses frontières antérieures. [retour]
[8] – Ce successeur était Franz Stoss, auparavant directeur à Troppau. Après trois années de direction à Teplitz-Schönau, Franz Stoss fut nommé à Berlin, ce qui ne l’empêcha pas de faire après guerre une brillante carrière à Vienne (à la direction du Bürger-Theater puis à celle du prestigieux Theater in der Josefstadt). [retour]